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Hans-Joachim Müller : Il y a un thème récurrent dans vos écrits :
l´iconoclasme. Comment y êtes-vous venu, et qu´est-ce qu´il signifie
pour vous ?

Dario Gamboni : L´iconoclasme est un dysfonctionnement dans la
communication artistique, qui joue le rôle d´un révélateur. Il
montre comment les choses marchent normalement, et quelles
conditions sont nécessaires. J´y suis venu par hasard : en 198 0,
alors que ma thèse sur Odilon Redon et la littérature était bien
avancée et que je croyais pouvoir donner un peu de temps à un
autre sujet, j´ai lu un article de journal sur un « vandale », un
jardinier qui dirigeait une entreprise de jardinage, qui avait
détruit une oeuvre d´art à Bienne parce qu´il n´avait pas compris
que c´était une oeuvre d´art. Je me suis dit : c´est trop beau pour
être vrai, et je suis allé parler avec l´artiste - Gérald Minkoff,
qui est devenu un ami depuis -, le jardinier, les organisateurs
de l´Exposition suisse de sculpture, dont l´oeuvre faisait partie,
et aussi l´assureur. C´était comme dans Rashômon de Kurosawa,
chacun avait une histoire différente à raconter, et je me suis
aperçu qu´en plus, la moitié des oeuvres présentées dans cette
exposition, qui se déroulait dans l´espace public de la ville,
avaient été abîmées ou détruites intentionnellement, on ne savait
pas par qui, mais on imaginait des jeunes désoeuvrés et pris
de boisson : pas du tout mon maître-jardinier quinquagénaire !
Bref, j´ai continué à rencontrer les personnes impliquées, j´ai
étudié la presse locale qui était pleine d´interviews d´habitants,
les photographies d´une professionnelle qui avait couvert très
complètement l´exposition, et j´ai cherché qui avait pu écrire des
choses utiles pour comprendre ce phénomène.

Hans-Joachim Müller : Est-ce que l´histoire de l´art s´intéressait
alors à ce genre de problèmes ?

Dario Gamboni : Très peu, il n´y avait pratiquement rien, à part
les études rassemblées par Martin Warnke en Allemagne une
dizaine d´années auparavant, et qui concernaient plutôt des cas
d´iconoclasme collectifs plus anciens, comme à Byzance, pendant
la Réforme ou la Révolution. Mais il y avait des travaux de sociologues,
de psychologues et de criminologues sur le vandalisme,
dont certains étaient intéressants, surtout ceux de la labelling
theory of deviance britannique, qui montraient que ce qui
est en jeu n´est pas un caractère intrinsèquement déviant mais
bien la désignation sociale de certains comportements comme
déviants. D´ailleurs, quand j´ai dit que j´étais venu au thème de
l´iconoclasme par hasard, c´est vrai de l´anecdote du jardinier,
qui m´a donné l´occasion de construire l´étude de cas biennoise.
Mais je devais être disposé à en voir l´intérêt, d´une part parce
que mes maîtres à l´Université de Lausanne, surtout Enrico
Castelnuovo, un médiéviste à la curiosité universelle, s´occupaient
beaucoup d´histoire sociale de l´art et donc non seulement
d´oeuvres et d´artistes mais aussi de commanditaires et de publics;
et d´autre part parce que je venais moi-même d´une famille
où s´intéresser à l´art n´allait pas de soi. Mon père était même
jardinier d´ailleurs, enfin horticulteur et maraîcher?

Hans-Joachim Müller : Mais on peut aussi ignorer l´art qu´on
n´aime pas dans l´espace public, et c´est probablement ce que
font la plupart des gens. Détruire ces objets qui vous dérangent,
c´est quand même autre chose. Avez-vous de la sympathie pour

les iconoclastes ?
Dario Gamboni : Disons que j´étais capable de comprendre aussi
le point de vue du jardinier chargé d´aménager le terrain entourant
une nouvelle école et qui, découvrant qu´on y avait planté
quatorze postes de télévision tournés vers le ciel, était mal placé
pour apprécier l´humour de cette installation intitulée Video
Blind Piece, ou le point de vue des « spectateurs involontaires »
de l´Exposition suisse de sculpture de Bienne, qui se trouvaient
confrontés à des objets dont les qualités leur échappaient totalement,
alors que la petite ville industrielle souffrait d´une grave
crise économique. Je pouvais voir aussi les ambiguïtés et les
contradictions du discours de certains artistes, tiraillés entre
la logique théorique de leur travail et les impératifs pratiques,
et la naïveté plus ou moins forcée des organisateurs qui prétendaient
« faire descendre l´art dans la rue » sans vouloir ou pouvoir
créer les conditions d´une rencontre pacifique. Mais il n´y
avait de ma part aucune volonté d´exprimer, à travers l´étude de
ce conflit, une quelconque agressivité à l´égard de « l´art contemporain
» défini de manière pauschal, en bloc, comme des intellectuels
plus ou moins distingués ont coutume de le faire en France.

Hans-Joachim Müller : Est-ce que cette question de l´iconoclasme
a déterminé le type d´intérêt que vous portez, en tant qu´historien
de l´art, à l´art contemporain ?

Dario Gamboni : En fait, j´avais commencé par étudier à l´Ecole
des beaux-arts, à Lausanne. Elle était organisée très scolairement,
et les choses qui m´attiraient n´arrivaient qu´en troisième
ou en quatrième année, alors comme je suis impatient, je suis
parti et comme je m´intéressais aussi à la littérature et évidemment
à l´histoire de l´art, je me suis inscrit en Lettres. L´iconoclasme
peut sembler une manière étrange d´aborder l´art contemporain
mais il y a un iconoclasme interne à l´art du vingtième
siècle, à la fois métaphorique (comme chez Duchamp) et littéral,
c´est même une tendance essentielle comme nous l´avons mis en
évidence dans l´exposition Iconoclash au ZKM de Karlsruhe,
avec Bruno Latour et Peter Weibel. Mais après mon premier livre
sur l´iconoclasme contemporain, en 198 3, je suis revenu à
ma thèse qui avait été beaucoup retardée par cette escapade, et
je me suis occupé de l´art de la fin du dix-neuvième et du début
du vingtième siècle, qui reste plutôt ma spécialité, du point de
vue chronologique. En revanche, j´ai souvent touché à l´art
contemporain par le biais des problématiques que j´ai étudiées,
comme les rapports entre art et religion, le lien entre l´oeuvre
d´art et son contexte spatial, ou encore l´utilisation artistique
de l´ambiguïté visuelle, qui est devenue mon principal objet de
recherche ces dernières années. Et je m´en suis occupé spécifiquement
à l´occasion de commandes, lorsque Jeroen de Rijke et
Willem de Rooij ont souhaité que j´écrive un essai pour le catalogue
de leur exposition à la Biennale de Venise en 2005, à cause
de mes travaux sur l´iconoclasme, ou quand un ami anthropologue
m´a recommandé à Francis Alÿs pour mettre en perspective
historique le lien entre procession et oeuvres d´art dans le
livre qu´il préparait sur sa Modern Procession du MoMA. Travailler
avec Alÿs était passionnant parce que j´ai vu avec quel
soin il a coordonné cet ouvrage, en s´impliquant lui-même dans
la recherche. J´ai compris aussi qu´il était intéressé au regard
que portait sur son oeuvre quelqu´un qui n´est pas un spécialiste
de l´art contemporain mais a une vision plus étendue chronologiquement
et peut-être méthodologiquement. Ca m´a fait plaisir
parce qu´on ne peut pas tout faire, j´essaie de me tenir au courant
mais il est exclu de courir toutes les biennales tout en suivant
la littérature spécialisée sur deux siècles, en produisant soimême
et en enseignant.

Hans-Joachim Müller : Justement l´enseignement de l´histoire de
l´art et l´art contemporain n´ont pas toujours fait bon ménage,
vous avez d´ailleurs fait allusion aux polémiques françaises sur
la légitimité de l´art contemporain, et vous-même avez enseigné
en France. Comment voyez-vous la place de l´art contemporain
dans l´enseignement de l´histoire de l´art ?

Dario Gamboni : La France a mis très longtemps à inclure l´art
contemporain, qu´il faut distinguer de l´art de la « période contemporaine
» au sens des historiens, c´est-à-dire de la Révolution à
nos jours, mais le pas est maintenant franchi. A Genève, mes
prédécesseurs n´allaient guère au-delà des années 1960, d´après
ce qu´on m´a dit, et justifiaient cette limite par une « distance
historique » ou critique nécessaire à l´étude scientifique. Moi je
dois dire que je ne crois pas à cette distance, il y a des difficultés
propres aux sujets très récents ou présents, des sources difficiles
à obtenir ou des points de vue imposés par les intéressés, les
« récits autorisés » dont parle Jean-Marc Poinsot, mais ces difficultés
me paraissent compensées par un accès plus aisé à quantité
d´informations très difficiles ou impossibles à trouver dans le cas
d´objets éloignés dans le temps. En plus, l´histoire de l´histoire de
l´art montre que le passé et le présent ne cessent d´interagir. Qu´on
le veuille ou non, notre approche du passé est informée par le
moment et le lieu où nous vivons, notre point de vue, dont l´art
du présent fait partie, et l´étude de cet art peut nous aider à en
prendre conscience. Evidemment il y a une question de compétence,
à laquelle j´ai fait allusion en évoquant le temps nécessaire
pour se tenir à jour, surtout dans les petits départements européens.
En Suisse, comme vous savez, les universités de Bâle et
de Berne ont créé des chaires d´histoire de l´art contemporain ou
« du présent », avec l´aide de fonds privés. A Genève, nous avons
obtenu la création d´une charge de cours que nous aimerions
tournante, pour encourager une variation des points de vue. Et
nous allons systématiquement jusqu´au moment présent dans les
cours d´introduction et dans les enseignements thématiques. Nous
essayons aussi de donner à nos étudiants l´occasion de rencontrer
des artistes, des étudiants de l´école des beaux-arts, d´analyser
leurs oeuvres et d´écrire à leur sujet. A mon avis, la vitalité d´une
« scène artistique » dépend entre autres de la présence de gens
capables d´interroger l´art en train de se faire et d´en rendre
compte par écrit, ainsi que du débat qui s´instaure entre eux et
les artistes, et l´Université a une responsabilité à cet égard. Nous
avons la chance de pouvoir compter sur la collaboration d´institutions
genevoises comme le Centre d´art contemporain, le
Mamco, le Fonds municipal d´art contemporain et la Haute école
d´art et de design. La petite équipe d´assistants et maître-assistante
qui travaille avec moi sur l´art de la période contemporaine est
ainsi intervenue à l´invitation de Jean-Pierre Greff dans le volume
publié par l´Ecole pour ses diplômés de 2006, et deux de mes
étudiantes ont rédigé les textes d´un volume à paraître sur l´intervention
de l´atelier de Jean Stern, qu´elles avaient accompagné
dans ce travail, dans l´espace public de Chêne-Bougeries. Ce sont
des signes encourageants, mais c´est aussi un travail de longue
haleine.

Hans-Joachim Müller : J´aimerais revenir sur votre mot-clé d´ambiguïté.
Si l´art est nécessairement polysémique, alors il doit y
avoir quelqu´un qui en extrait une forme d´univocité ou au moins
de signification, qui détermine ce dont il s´agit. Qui détient
aujourd´hui cette autorité ? Est-ce vous, comme professeur d´histoire
de l´art, ou est-ce le marché, ou la critique ?

Dario Gamboni : C´est une question difficile mais importante. En
étudiant les rapports entre Redon et la critique, je me suis aperçu
que l´artiste et ses commentateurs étaient engagés dans une
sorte de conflit de compétences portant précisément sur cette
autorité qu´on peut appeler en allemand la Deutungshoheit, la
« souveraineté sur l´interprétation ». Dès l´apparition de la critique
d´hommes de lettres avec l´organisation régulière d´expositions
publiques, à la fin du dix-huitième siècle, les artistes se
sont sentis menacés dans cette souveraineté. Une notion qui
m´a été utile pour comprendre ce phénomène est celle de « système
marchand-critique », proposée par Harrison et Cynthia
White pour définir le mode de sélection et de diffusion des valeurs
artistiques qui remplace, dans le dernier tiers du dix-neuvième
siècle, le « système académique » des institutions étatiques.
Une autre est celle de « production du sens » forgée par Pierre
Bourdieu, avec qui j´ai étudié, et qui s´opère pour lui dans un
champ structuré par la concurrence et par l´interdépendance.
Ce qui m´a intéressé récemment, en étudiant ce que j´appelle les
« images potentielles », des images préparées par les artistes mais
qui dépendent du regardeur pour devenir actuelles, c´est un
transfert d´activité, et donc dans une certaine mesure d´autorité,
qui s´effectue de l´artiste vers le spectateur. On l´observe très
bien vers 1900, et il caractérise à mon avis le fonctionnement
de la communication esthétique jusqu´à aujourd´hui. Le comportement
artistique qui lui correspond est celui adopté par
Duchamp à l´égard de ses exégètes, qui consistait à dire que leurs
interprétations étaient intéressantes, mais davantage par rapport
à eux-mêmes que par rapport à son art. L´amusant est que
ce génie de l´ambiguïté n´a cessé d´attirer des spécialistes qui
sont convaincus chacun de la vérité de leur interprétation et
tâchent donc d´imposer une forme d´univocité - ce qui rejoint
votre question. Mais ils agissent dans un marché de l´interprétation
qu´ils ne peuvent jamais contrôler complètement. Personnellement,
je tâche plutôt d´analyser la manière dont les oeuvres
et ce qui les accompagne déclenchent, encadrent et déterminent
en partie ce processus collectif et continu d´interprétation. Bien
sûr, d´un point de vue sociologique, tous les spectateurs ne sont
pas égaux. Dans le dernier tiers du vingtième siècle, les institutions
étatiques ou para-étatiques ont repris de l´importance
- d´où les accusations de « nouvel académisme » -, les commissaires
d´exposition et « curateurs » ont revendiqué un statut
d´auteur, et aujourd´hui les critiques paraissent impuissants et
le marché triomphant, au moins pour l´établissement des valeurs
financières. Mais on ne peut rien en conclure quant à demain.
D´un point de vue pragmatique, et je pense aussi aux étudiants,
l´idée de marché de l´interprétation me paraît bonne si on la
comprend sans cynisme et sans abandonner le critère et l´idéal
de pertinence intersubjective voire de vérité. Si toute interprétation
est également « intéressante » et arbitraire, plus rien n´est
intéressant et il n´y a plus de tension ou de dialogue entre les
oeuvres et les spectateurs, y compris les historiens. En revanche,
je crois que l´anthropologue britannique Alfred Gell avait raison
de concevoir l´agency artistique - ce qui fait l´oeuvre d´art - comme
un processus collectif et progressif, jamais achevé, en ce
sens que c´est en effet ainsi que nous nous sommes mis à concevoir
la création artistique et plus largement culturelle. On le
voit bien dans le cas des restaurations architecturales, où l´on
cherche de plus en plus à respecter les apports de chaque moment
de la « vie sociale » du bâtiment, mais c´est vrai des oeuvres
d´art en général, que nous avons tendance à comprendre et chérir
comme des accumulations d´interventions et d´interprétations.

Hans-Joachim Müller : Il me semble qu´un changement s´est aussi
opéré dans la perception publique des sciences. Quand on dit
« science » aujourd´hui, on entend presque exclusivement les
sciences naturelles ou les « sciences exactes ». Il suffit de penser
aux années soixante et soixante-dix pour s´apercevoir qu´il n´en
a pas toujours été ainsi. A ce moment, les sciences de la culture
étaient bien mieux considérées. Est-ce que votre discipline scientifique,
l´histoire de l´art, n´est pas devenue une quantité
négligeable ?

Dario Gamboni : Je suis peut-être de nature optimiste mais je ne
crois pas que ce soit le cas. En tout cas pas du point de vue du
choix des étudiants : ce sont les sciences naturelles qui ont de
la peine à les recruter en nombre suffisant? Il faut dire qu´on
ne peut plus croire à la possibilité de résoudre les problèmes
sociaux et environnementaux avec la seule aide technique des
sciences dites dures. On voit bien que ces problèmes sont aussi
culturels de part en part et que l´opposition entre nature et
culture est devenue obsolète - si tant est qu´elle ait jamais pu
être absolue. Une collaboration des sciences humaines, sociales
et « exactes » est ici indispensable, et l´idée même d´« exactitude »,
d´objectivité que l´on pourrait opposer diamétralement à la subjectivité
des sciences de l´homme est à examiner avec beaucoup
de précaution. Bien sûr, les procédures sont en partie différentes,
par exemple le rôle de l´expérience, de la quantification et
de la répétition. Les sciences historiques ne peuvent pas procéder
par expériences mais seulement constituer rétrospectivement
un événement en expérience, comme je l´ai fait pour l´épisode
iconoclaste biennois. Mais il y a un niveau de réflexion et
de pratique, méthodologique ou épistémologique, où l´on peut
définir des critères de scientificité communs, comme l´explicitation
des hypothèses, le respect des règles logiques d´argumentation,
et l´élaboration de procédures de vérification. La question
intéresse beaucoup les artistes, ou du moins les enseignants des
écoles d´art, aujourd´hui que les hautes écoles sont tenues de
faire de la recherche. La question de savoir ce qu´une « recherche
» peut bien être dans ce contexte est évidemment motivée
par des impératifs administratifs et financiers, mais une comparaison
des processus d´invention observables en sciences de
l´homme, en sciences de la nature et en art est loin d´être sans
intérêt. Je pense par exemple aux phénomènes que l´on évoque
volontiers en terme de « hasard » ou de serendipity, ces manières
de trouver autre chose que ce que l´on cherchait mais d´autant
plus efficacement.

Hans-Joachim Müller : Tout de même, la liste des projets de recherche
soutenus par le Fonds national ne brille pas par le
nombre de ceux qui appartiennent aux humanités.

Dario Gamboni : La tentation politique est grande de déterminer
une politique de la science sur des critères de rentabilité technique
et économique, voire médiatiques. Ce qui m´inquiète davantage,
c´est l´importation, dans la conception et la gestion de la recherche
en sciences humaines, de notions censément empruntées
traaux sciences dites exactes. J´ai enseigné en France, aux Etats-Unis
et aux Pays-Bas avant de revenir en Suisse, et plus brièvement
comme professeur invité en Allemagne et en Argentine, ce qui
me donne quelques éléments de comparaison intéressants, et je
suis frappé par le fait qu´en Europe s´est imposée une idée collectiviste
de la science, à base de plans quinquennaux et de délégation
de la recherche empirique, alors qu´aux Etats-Unis, l´unité
de la recherche reste le chercheur et son moteur les idées, quel
que soit le cerveau dans lequel elles germent. Je me souviens d´un
grand programme de recherche néerlandais sur les transformations
culturelles dont les organisateurs expliquaient sans ironie
qu´ils en attendaient, de la part des participants, des résultats
aussi importants et influents que l´essai de Walter Benjamin sur
« L´oeuvre d´art à l´ère de sa reproductibilité technique » : comme
si Benjamin avait écrit sur commande de l´Etat, et comme si les
révolutions scientifiques pouvaient s´effectuer par décret !

Hans-Joachim Müller : Mais au vu de la puissance intacte des
images, dont témoignent aussi vos travaux sur l´iconoclasme,
est-ce que le vingtième siècle n´a pas contredit tout entier la
thèse de Benjamin sur la perte de l´aura de l´oeuvre d´art par
l´effet de sa reproduction ?

Dario Gamboni : Oui, vous avez sans doute raison, Benjamin a
surtout eu le mérite de mettre le doigt sur l´importance de la
reproductibilité et sur le phénomène de l´ « aura » lui-même. On
devrait plutôt dire qu´un transfert d´aura a lieu de l´original vers
la reproduction, qui dépend toutefois de sa fidélité à l´original.
J´étais il y a quelques jours au Kunsthistorisches Museum de
Vienne où j´ai vu une femme se faire photographier par son mari
avec la Madonne dans la prairie de Raphaël derrière elle. J´étais
à quelques pas, je n´ai pas osé faire moi-même une photo de la
scène, mais c´était une belle illustration de ce que vous dites.

Hans-Joachim Müller : Revenons au financement de la recherche :
obtiendriez-vous un subside pour travailler sur Odilon Redon
aujourd´hui ?

Dario Gamboni : Ce n´est pas impossible, mais il est vrai que la
tendance européenne est à une politique de recherche top-down,
définie de haut en bas, et dont on veut autant que possible
connaître les résultats avant que la recherche ait commencé.
Dans ce contexte, le rôle prévu pour les senior scholars de mon
âge est de définir, de planifier, d´encadrer et d´administrer la
recherche, plutôt que d´en faire soi-même. Je n´ai rien contre
l´administration en tant que telle, mais si l´on a conservé l´inventivité
nécessaire, avec ce qu´on a accumulé en fait de connaissances,
d´observations, de questions, de compréhension des enjeux
collectifs et de pratique des réseaux d´information, on est
au maximum de son rendement scientifique. C´est donc un prodigieux
gaspillage de ressources et je pense que la productivité
des Etats-Unis provient en partie du respect du chercheur individuel
et de la facilité avec laquelle on peut y obtenir des
congés pour écrire : c´est à la table de travail que se font les
avancées, pas dans les séances de commission. De ce point de
vue, le Royaume-Uni et l´Allemagne notamment ont mis en place
des possibilités intéressantes qui manquent encore totalement
en Suisse. Il faut dire que notre retard est encore plus criant
dans le domaine de la formation doctorale et de l´encouragement
de la relève, si bien que les jeunes chercheurs bénéficient logiquement
d´un rattrapage. Mais il faudra l´étendre rapidement
aux plus âgés si l´on ne veut pas que les meilleurs d´entre eux
s´en aillent ou ne reviennent pas du tout.

Hans-Joachim Müller : Comment l´histoire de l´art en Suisse se
mesure-t-elle au plan international ?

Dario Gamboni : La nouvelle revue créée en France par l´Institut
national d´histoire de l´art, Perspectives, a choisi en 2006 la
Suisse pour le premier dossier qu´elle consacre annuellement à
l´histoire de l´art dans un autre pays. C´est un témoignage parmi
d´autres de la bonne réputation internationale de notre discipline.
Les universités suisses n´ont pas connu la massification
brutale qui a eu lieu ailleurs, en France notamment, où les
universités subissent en outre la concurrence des grandes écoles
et du CNRS. Traditionnellement, les bonnes conditions de tra
vail et de salaire ont attiré des professeurs prestigieux, et le
taux élevé d´étrangers entraînait une vraie internationalité sur
le plan intellectuel, même si ça pouvait être au détriment de la
relève. Reste à voir si cette attractivité va survivre à une période
de concentrations, de réformes, d´augmentation des tâches administratives,
et de manque de soutien à la recherche individuelle.
Il y a beaucoup de facteurs qui permettent de l´espérer,
comme la richesse du patrimoine muséal, la vitalité de la scène
artistique et du marché, et l´accès privilégié à trois langues importantes
pour la discipline, à l´heure où l´anglais tend à faciliter
mais aussi à appauvrir les échanges. Les efforts nécessaires en
valent donc largement la peine.

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