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Simon Würsten En quoi consiste Wages For Wages Against?

Wages For Wages Against WFWA est un collectif d'artistes et d'acteurs·trices culturels basés en Suisse. Il s'inspire de W.A.G.E. (Working Artists and the Greater Economy), une organisation fondée en 2008 à New York, et poursuit des buts similaires: la régularisation du paiement de cachets aux artistes par les institutions d'art à but non lucratif et la sensibilisation face aux inégalités financières dans les milieux artistiques. Grâce à son travail acharné, W.A.G.E. a eu une forte influence dans le milieu de l'art aux Etats-Unis. La découverte du travail - pratique et théorique - mené par W.A.G.E. au cours des dernières années fut en quelque sorte une révélation pour nous. Leur réflexion et action ont ébranlé notre perception du milieu dans lequel nous évoluons en révélant des structures de pouvoir qui nous avaient jusque-là échappé. En mettant le doigt sur le problème des cachets aux artistes, toute une infrastructure de pratiques basée sur certains mythes et postulats s'est dévoilée.


SW Comment votre campagne a-t-elle débuté?

WFWA Nous nous sommes rendu compte que le débat sur la rémunération des artistes n'avait pas encore été sérieusement abordé en Suisse. En 2016, Visarte a certes édité un guide pour la «Rémunération de prestations d'artistes visuels»1, mais ce qui apparaît comme un premier pas est à notre avis incomplet et propose des solutions qui ne correspondent pas à notre perception de la problématique. Nous doutons également du caractère effectif de ce guide, notamment en ce qui concerne sa distribution. Notre expérience montre que les institutions sont loin d'en faire un usage systématique. Le sujet a également été abordé lors de débats pendant la Manifesta 11 à Zurich en 2016, et un article de Brita Polzer paru en 2014 dans Kunstbulletin.2 Il manquait cependant une réelle prise de position. L'idée de notre campagne était donc en premier lieu de lancer le débat sur cette question, afin que les gens commencent à se positionner et à en parler autour d'eux. En mars 2017, WFWA a pris comme tremplin de lancement l'exposition Speak, Lokal à la Kunsthalle Zürich. Elle a profité de la visibilité de cette institution pour organiser son premier débat: «Artists, do you want to be paid?» avec comme invitée Marina Vishmidt, critique et théoricienne basée à Londres. Cette discussion, en présence d'artistes et de représentant·e·s de diverses institutions suisses, fut une première ébauche permettant de comprendre les enjeux relatifs à ce sujet et de confronter les positions. Le débat a révélé un réel besoin de s'exprimer ouvertement et de manière commune sur ces sujets souvent passés sous silence, ainsi que l'ampleur du travail pour faire évoluer les opinions. Le premier effet positif de notre campagne a été que la Kunsthalle Zürich a proposé à certain·e·s artistes un cachet pour leur participation à l'exposition.

SWComment se fait-il que les artistes ne soient souvent pas rémunérés lors d'une exposition dans une institution à but non lucratif?

WFWA C'est un phénomène curieux et spécifique aux arts visuels. Dans tous les autres corps de métier, une personne exerçant sa profession perçoit une rémunération et ne l'imaginerait pas autrement. Dans les arts visuels, en revanche, il existe une habitude tacite, solidement installée et communément admise qui consiste à ne pas payer les artistes. On peut imputer cela à un manque de régulation, de
transparence, et de conventions collectives, mais aussi à la prédominance du marché, ainsi qu'à l'idée que la vente d'oeuvres est la seule manière de rémunérer le travail artistique. Plus simplement, les institutions n'ont pas l'obligation de payer les artistes, alors elles ne le font pas.

SW Et les artistes ne demandent-ils/elles pas à être payés?

WFWA Rarement, notamment en raison de l'absence d'un consensus clair dans le milieu sur la question de la rémunération systématique. Certain·e·s artistes peinent en effet à considérer leur activité comme un travail à proprement parler. D'ailleurs, ce ne sont pas les seul·e·s. La société entière dépeint la figure de l'artiste avec un certain romantisme: le côté libre, radical, social ou politique d'une pratique risquerait d'être compromis par sa marchandisation, qu'elle intervienne sous la forme d'un salaire ou d'une vente sur le marché. Et il est vrai que les artistes choisissent parfois cette profession pour garder une certaine autonomie et ne pas adhérer au système du travail qui leur est sinon imposé. Malheureusement, nous vivons dans un régime néolibéral et il serait illusoire de croire qu'il est possible de s'extraire entièrement des relations financières. C'est pourquoi WFWA pense que la rémunération financière représente un moyen de participer à ce régime tout en posant certaines conditions.

SW Comment rendre moins taboue la question d'un salaire pour les artistes?

WFWA Il est inconfortable et difficile pour un·e artiste seul·e de demander à être payé·e par une institution qui ne le propose pas spontanément. Un·e jeune artiste aura d'autant plus de peine à formuler cette demande, qu'elle ou il est souvent déjà reconnaissant d'être invité·e à présenter son travail, ou ne sait simplement pas qu'il est possible de le faire. D'où la nécessité de cette campagne collective et publique, et peut-être par la suite d'une structure syndicale permettant un soutien face à ces questions délicates.
Cette revendication est par ailleurs un geste de solidarité qui va à l'encontre du système compétitif et individualiste que nous impose le marché de l'art. C'est une prise de position contre la survivance d'un système supportant principalement celles et ceux bénéficiant d'un statut confortable et n'ayant donc pas besoin d'un revenu pour leur activité, que ce soit grâce à un succès commercial, un autre emploi ou une famille aisée. Revendiquer une rémunération grâce à la mise en place de conventions collectives et d'une structure défendant les artistes, revient à soutenir celles et ceux qui, pour des raisons d'éducation, de statut économique ou de discrimination ont besoin de ce revenu.

SW Les institutions avancent souvent l'argument qu'une exposition amène de la visibilité aux artistes et donc sti-mule aussi la vente des oeuvres. N'est-ce pas là une forme de revenu?


WFWA En invoquant la visibilité, les institutions se déchargent de leur responsabilité envers les artistes qu'elles engagent et représentent. Elles laissent au marché de l'art le pouvoir de décider de leur sort - confirmant ainsi leur participation à ce jeu spéculatif - et elles contribuent à leur précarisation. La production s'en trouve influencée, car les artistes sont contraints de produire des pièces en pensant à leur commercialisation et à la satisfaction des collectionneurs·euses. Le travail artistique est alors rémunéré si, et seulement si, il trouve un prix sur le marché, ce qui n'est pas systématiquement le cas. Être une femme artiste, par exemple, en réduit drastiquement les chances. Le marché de l'art est capricieux, il a ses propres règles et critères de sélection, il dicte la production et promeut le travail d'une minorité d'artistes soi disant exceptionnels. Ainsi, pour une institution, le fait de contribuer à la visibilité d'un·e artiste, ou encore de financer la production d'une nouvelle pièce ne permet pas de leur assurer un revenu. D'ailleurs, très peu d'artistes profitent sur le long terme d'un revenu par le biais de ventes. La durée d'une carrière commerciale est souvent très courte, si carrière commerciale il y a. Nous aimerions que les institutions à but non lucratif prennent leurs responsabilités et gardent leur indépendance et autonomie face au marché.

SW Quelles sont vos revendications à l'attention des institutions à but non lucratif?

WFWA Nous demandons aux institutions de payer un cachet à chaque artiste engagé·e pour un projet et ceci quelle
que soit sa pratique, son capital culturel, et la valeur de son travail sur le marché. Les institutions sont subventionnées pour la production et la médiation de travaux artistiques. Le temps passé par chacun·e des acteurs·trices de cette mission doit être financièrement compensé, et ceci indépendamment de la position occupée en relation à ce travail: artiste, curateur·trice, monteur·trice, directeur·trice, écrivain·e, stagiaire, etc. Chaque artiste invité par une institution reçoit une commission et réagit à un contexte spatio-temporel précis que l'institution a défini. Donc l'artiste fournit un service de conceptualisation, planification, production, installation, consultation, médiation, etc. Le travail à proprement parler de recherche artistique n'entre pas en compte ici. Le cachet est une rémunération pour les services fournis sur mandat de l'institution dans le cadre déterminé du projet. L'inclusion des honoraires pour les artistes dans le budget de fonctionnement des institutions est une évidence à nos yeux. Sans artistes, il n'y a pas d'institutions!

SW Le site web de WFWA évoque une «compensation» en faveur des artistes pour les services fournis. Cette compensation est-elle nécessairement financière?

WFWA Oui cette compensation est financière. Visarte dans son guide, propose que la rémunération des artistes puisse se faire «en nature», par exemple par la production d'un catalogue. Nous sommes en désaccord avec cette proposition. Les catalogues sont autant des outils pour les institutions que pour les artistes. Il ne s'agit donc pas d'un échange. Par ailleurs, les artistes devraient également être payés pour le travail spécifique fourni lors de la production d'un catalogue.

SW WFWA est spécifiquement orienté sur les artistes et la réalisation d'expositions dans des institutions à but non lucratif. Pourtant, les inégalités dans le monde de l'art sont nombreuses et la précarité ne se limite pas aux artistes. On peut penser par exemple aux stages non rémunérés et au bénévolat. Ces questions trouvent-elles également un écho dans votre campagne, ou vous focalisez-vous exclusivement sur les artistes praticiens?

WFWA Tout cela participe d'un même système, ce n'est pas spécifique au milieu artistique. La précarisation touche toutes les sphères du monde du travail. Le capitalisme est un système qui préconise la rentabilité et la culture ne devrait pas être rentable. WFWA est une campagne menée par des artistes et elle se concentre donc sur la cause des honoraires des artistes pour laquelle il y a déjà beau-
coup à faire! Notre but premier est de soulever la problématique. Dans un deuxième temps, nous espérons avoir les ressources nécessaires pour proposer des solutions concrètes adaptées à la Suisse et ses particularités économiques. À l'heure actuelle nous sommes dans la phase d'étude, nous n'avons pas encore de solution, mais quelques pistes. Par exemple, au Danemark, l'office public des subventions n'offre pas de soutien aux institutions ne payant pas leurs artistes, c'est un système incitatif. Ce système pourrait facilement s'appliquer à la Suisse car les institutions obtiennent une grande partie de leur budget par des fonds publics.

SW En d'autres termes, le salaire des artistes tel que vous le revendiquez serait ainsi indirectement financé par des fonds publics, qui financent déjà des bourses, prix, résidences et contributions ponctuelles à des projets, en complément du soutien aux institutions que vous mentionnez. Comment s'insère l'idée d'un salaire dans le système plus vaste d'encouragement et soutien à la culture en Suisse?

WFWA Nous revendiquons que le travail sous la forme d'un service fourni par les artistes aux institutions soit rémunéré par les institutions mêmes qui les engagent. Ces institutions sont subventionnées précisément en grande partie pour payer le travail des artistes. Ainsi, en effet, la rémunération est financée par des fonds publics, ou alors par les fondations privées qui soutiennent également les institutions
à but non lucratif. La décision de payer un artiste et le montant de la transaction ne doivent pas être basés sur le mérite, qui serait alors jugé par les bourses, prix, résidences, ou succès commercial obtenus. La rémunération, elle, devrait être la même pour tous les artistes et selon
des barèmes définis. La méritocratie est un mode de raisonnement arbitraire et un système de fonctionnement discriminatoire. Quant à la recherche artistique - qui n'entre pas en jeu dans le cachet pour la production d'une exposition dans une institution - elle est financée en Suisse par les prix, bourses, résidences et autres contributions ponctuelles. Ce sont donc des compléments et non des substituts.

SW Quels retours avez-vous reçu depuis le début de votre campagne? Quelles sont les prochaines étapes pour WFWA?

WFWA Beaucoup d'artistes soutiennent ces revendications et s'indignent de l'absence chronique de rémunération. Nous avons été agréablement surpris d'apprendre que la Kunsthalle Bern avait instauré juste avant le début de notre campagne les cachets aux artistes. Nous espérons que d'autres institutions suisses vont s'inspirer de cette démarche. Mais il y a encore beaucoup de travail et nous n'avons pour
le moment aucun moyen financier pour mettre en place une structure ou d'autres actions. Certains espaces d'art nous ont déjà sollicités pour organiser des événements, débats, conférences. Nous comptons également, dans un premier temps, sur les petites actions comme le bouche-à-oreille pour relayer l'information. Nous espérons dans un deuxième temps avoir les ressources nécessaires pour travailler avec les organes de subventions publics pour instaurer de nouvelles réglementations, et également établir des barèmes indicatifs pour réguler la rémunération des artistes.



wagesforwagesagainst.org


1visarte_leitlinie_web.pdf

2 Brita Polzer, «Ausstellungshonorare - Was zahlen Kunsthäuser an Künstler/innen?», Kunstbulletin, 5, 2014.
www.kunstbulletin.ch

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